Lucien Clergue entouré de Christian Lacroix, la Reine d’Arles, Arnaud d’Hauterives, Secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-Arts devant la foule dans la Chapelle des Beaux-Arts, Paris 2007
Investiture à l’Académie des Beaux-Arts, 2007
Lucien Clergue et Christian Lacroix sous la Coupole de l’Académie des Beaux-Arts
Dessins de l’épée de Lucien Clergue par Christian Lacroix
Carton d’invitation
Discours de Lucien Clergue
Mesdames, Messieurs,
Nous voici réunis pour célébrer l’entrée de la Photographie au sein des disciplines représentées dans l’Académie des Beaux-Arts.
Dans l’Amphithéâtre d’Arles, lors d’une corrida, la coutume veut que le « maestro » dédie son combat à une personnalité. Aujourd’hui, avec votre permission, je voudrais « brinder » cette séance solennelle à celui qui devrait être ici à ma place, notre doyen, Willy Ronis, dont le grand âge ne lui a pas permis d’être avec nous cet après midi.
Laissez moi dire à notre cher confrère Guy de Rougemont, combien j’ai été ému et honoré des paroles aimables et bien trop flatteuses qu’il vient de prononcer en votre nom, et qui rendent hommage à notre profession.
Reportons-nous donc 168 ans en arrière, lorsque François Arago, membre de l’Académie des Sciences, annonce la naissance de « La Photographie ». La France, le 19 août 1839, vient d’offrir au monde cette invention, sans brevet déposé, c’est-à-dire sans réclamer les droits qui y sont liés. La foule informée se pressait dans les couloirs et aux portes de l’Institut, les journaux rapportent même que l’on frisa l’émeute !
Croyez bien que la tentation me fut très forte de suivre le précepte de Boris Pasternak « l’Homme est muet, seule l’image parle », car je n’aurais pas eu à prononcer ce discours. Toutefois je vais tenter de vous entretenir de photographie, et de photographes.
Voyons d’abord l’étymologie. :
Photo – graphie : écriture avec la lumière. Ainsi la chose est entendue : c’est l’art le plus vieux du monde, puisque le big-bang de la création de l’univers fût le premier flash du Dieu créateur.
Revenons pour l’instant aux circonstances de cette séance historique de l’Académie : Arago écrit au Président du Conseil des Ministres et le presse de révéler au monde les principes de l’invention de Niepce et Daguerre afin que des citoyens de nations étrangères n’en puissent tirer profit avant nous. En effet, un certain Fox Talbot, en Angleterre, s’apprête à déposer des brevets concernant les tirages sur papier.
Le Président du Conseil s’adresse alors à l’Assemblée nationale en ces termes : « La France ne veut pas laisser aux nations étrangères la gloire de doter le monde d’une des plus merveilleuses découvertes dont s’honore notre pays »,. Il conseille à François Arago de faire une déclaration à l’Académie des Sciences, et d’y convier les membres de celle des beaux-arts.
Après quoi, nos prédécesseurs attendront 167 ans pour nous inviter à siéger à leurs côtés. Rendons grâces au secrétaire perpétuel Arnaud d’Hauterives, qui dans un discours prononcé ici même il y a douze ans, émettait le vœu que la Photographie vienne s’ajouter aux disciplines déjà représentées, dont le Cinématographe, parent direct de la Photographie. Car le Fils était entré dans le temple avant sa propre mère !
Du Big-bang à l’Antiquité, il s’est passé nombre d’événements et notamment toutes ces foudres tombées du ciel, photographies en puissance qui excitèrent les imaginations ; Paracelse écrivait : « la nature suprême, la créatrice, vient dans une lumière et naît dans une lumière qui, à son tour, engendre la brume sombre, mère de tous les êtres ». Plus tard, Dominique de Villepin, reprend cette image : « L’éclair révèle le regard du poète en cet instant où le ciel vire au blanc et où le paysage se fige ». Photographe et poète, voilà notre ambition.
Quelles traces avons-nous gardé de ces phénomènes ? Picasso me disait « Oh! Mais la photo ça existe depuis longtemps, si tu vas au Mont St Michel, tu verras des fentes dans le mur qui reproduisent à l’envers sur celui d’en face, le paysage extérieur ! Seulement voilà, on ne savait pas comment le fixer sur papier ! »
Au IVème siècle avant Jésus-Christ, Aristote avait déjà remarqué ce phénomène optique. Le principe de la chambre obscure était utilisé dans l’Antiquité pour l’étude des astres et surtout du soleil. L’ajout d’une lentille par Jérôme Cardan en 1550 et d’un diaphragme en 1568 par Barbaro, complètent les recherches de Leonard de Vinci qui fabriqua en 1515 la « Camera oscura » ou Chambre noire. Elle lui permettait de dessiner avec plus de précision, utilisant la méthode du sténopé, remise à la mode de nos jours. Cette référence à Leonard de Vinci nous renvoie à la naissance du sourire dans les arts telle qu’elle apparaît pour la première fois sur la Gioconda du même Léonard.
Et qui n’a vu les oliviers bruire sous le soleil, entendu la brise de Toscane frémir autour de la maison natale de Vinci, ne peut comprendre l’émotion que j’éprouve à porter désormais ces rameaux d’olivier , grâce à vous, chers confrères, et grâce au talent de Christian Lacroix.
Les alchimistes d’autrefois ouvrirent la voie aux chercheurs qui voulaient fixer ces images impalpables. Ils avaient remarqué la curieuse action de la lumière sur le chlorure d’argent, qu’ils dénommaient « la lune cornée ». C’est un romancier, Tiphaine de la Roche qui en 1760 exprimera une vision prémonitoire dans son livre « Giphantie », lorsque le héros découvre une technique permettant de fixer sur la toile à l’aide d’un « produit visqueux » les images reflétées par la chambre noire.
Tournons-nous vers nos confrères de l’Académie des sciences car ce sont eux qui ont recueilli et cautionné les travaux entrepris par leurs membres ou par des chercheurs étrangers. En effet dès 1733, l’abbé Nollet invente une chambre obscure démontable que les académiciens approuvent. Grâce à elle, naît le dessin de la silhouette ou du profil.
C’est le nom de Nicéphore Niepce que retiendra l’histoire. Né à Chalon sur Saône, en 1765, il y passa sa vie de chercheur. S’intéressant à la lithographie, il voulait selon ses propres paroles « trouver dans les émanations du fluide lumineux un agent susceptible d’empreindre d’une manière exacte et durable les images transmises par les procédés de l’optique ». Dès 1816, il peut écrire à son frère « je m’empresse de te faire passer quatre nouvelles épreuves que j’ai obtenues plus nettes et plus correctes à l’aide d’un procédé très simple, qui consiste à rétrécir avec un disque de carton percé le diamètre de l’objectif… le papier retient exactement l’empreinte de l’image colorée… » Dès 1822 la Photographie était née car il avait obtenu d’une nature morte, une image sur verre très lisible. Il réalisa ensuite des héliographies sur plaque d’étain enduite de bitume de Judée, qui après morsure à l’eau-forte donnèrent d’excellentes épreuves. Il était sur le chemin des fameux daguerréotypes, épreuves uniques sur métal, mises au point par Louis Jacques Mandé Daguerre qui se lia avec Nicéphore Niepce et, à sa mort, recueillit le bénéfice de cette prodigieuse invention.
Daguerre était peintre. Il se rendit célèbre en créant à Paris, le « Diorama », qu’il ouvrit au public en 1822. Il avait été décorateur à l’Opéra et utilisa ses connaissances pour créer des panoramas plus vrais que nature et si spectaculaires que tout Paris et jusqu’aux visiteurs étrangers, s’y pressaient. Daguerre voulait aller vite et reproduire plus fidèlement encore ses œuvres. C’est grâce aux opticiens Chevalier qu’il put communiquer avec Niepce. Après bien des péripéties , ils conclurent un accord pour créer la société Niepce-Daguerre en 1829, où il était expressément indiqué que l’invention était due à Niepce.
Les techniques des beaux-arts sont à l’origine de cette invention, ainsi que celles de la physique, de l’optique et de la chimie, toutes, préoccupations majeures de nos deux académies, qui travaillèrent ensemble à répondre aux demandes des chercheurs, parfois pas toujours dans le même sens. Ainsi, le scientifique et politicien Arago, allait-il plus vite que les artistes de notre Académie privilégiant Daguerre au détriment de Bayard, qui s’avéra être le véritable artiste photographe.
Daguerre reçoit une rente viagère ainsi que le neveu de Niepce , après sa mort. Le daguerréotype va connaître une période faste tant en Europe qu’aux Etats Unis. Ainsi pour la seule année 1853 le New York Daily Tribune estimait leur nombre à 3 millions. Dans le même temps Fox Talbot en Angleterre et Hippolyte Bayard en France s’acharnaient à trouver la solution pour présenter des tirages sur papier. D’ailleurs, Talbot, conscient du rôle majeur que jouait la photographie soumettait-il 40 dessins « photogéniques » à notre Académie, et non pas à celle des sciences, le 4 Avril 1840. J’ai été surpris de pouvoir lire à cette occasion les réticences du peintre de la Roche à l’endroit de la Photographie. Bayard leur donna le nom de « calotype » qui est le véritable ancêtre des tirages que nous connaissons désormais. Malheureux Bayard qui se considérait comme l’inventeur de la Photographie ! Il ne reçut aucune rente, aussi en 1840, mit-il en scène sa propre mort, sous forme d’un suicide dans sa baignoire, mort factice car il ne s’éteignit qu’en 1896. La photographie sur papier commençait une double vie documentaire et créative, ainsi la mise en scène de Bayard introduit-elle les créations d’artistes contemporaines telles Orlan ou Cyndy Sherman. C’est en 1847 et grâce à Blanquart-Evrard et toujours sous les auspices des deux Académies, qu’au cours d’une démonstration au Collège de France, furent imposés définitivement les tirages sur papier.
Permettez moi de survoler l’évolution de ces recherches photographiques en n’évoquant que les noms illustres de Hill et Adamson, Julia Margaret Cameron (la tante de Virginia Woolf), de Le Gray, Baldus, Marville, Maxime du Camp, Adolphe Braun ou Charles Nègre, pour en arriver au poète Victor Hugo qui lors de son exil confectionna un album avec des vues de Jersey accompagnées de ses vers, et photographiées par son fils Charles et son gendre Auguste Vacquerie . Notre consœur, Madame Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuelle de l’Académie Française écrira en 2004 : « Si Baudelaire craignait que la photographie ne corrompe l’art, Victor Hugo avait d’emblée compris la puissance de ces images, l’usage qui pouvait en être fait pour propager les idées. Comme toujours, c’est le visionnaire qui aura entrevu ce que l’invention de Niepce et Daguerre pouvait représenter pour le monde à venir ».
Nous pouvons associer à cette pratique des écrivains, celle de Lewis Carroll, qui, à la recherche de son « Alice au pays des merveilles », photographiait des fillettes dont certaines entièrement dévêtues, les épreuves étant peintes par une de ses amies. On retrouve là aussi sa grande compétence photographique et son imaginaire d’artiste.
En 1878 George Eastman produit à Rochester les premières plaques au gélatino-bromure et crée la maison Kodak. Il imposera le fameux slogan « appuyez nous ferons le reste ». Désormais la photographie est lancée sur le plan industriel. Ce qui fait dire au médiologue Régis Debray dans un débat récent « Nous avons un Etat-Kodak, qui se veut une empreinte de la société ». De nombreux artistes lui donneront ses véritables lettres de noblesse. Peu avant l’apparition du procédé de George Eastman, celui du collodion humide eut une certaine vogue et Corot l’appliqua pour réaliser des gravures appelées « clichés-verre » ; d’autres comme Delacroix, Millet et plus tard, Picasso l’utilisèrent à leur tour.
Les recherches sur le collodion humide furent laborieuses ; je ne résiste pas au plaisir de vous énumérer les produits proposés entre 1854 et 1863, pour préserver le collodion négatif : l’azote de zinc, le sucre, la glycérine, le sirop de gélatine, de gomme et de miel, le sucre brut, la graine de lin, le lait, le sirop de framboises, la bière, l’albumine miellée, l’eau de pruneaux, le malt, le caramel concassé, le tabac gommé, le café sucré ! Je salue ici la patience de nos confrères de l’Académie des sciences auxquels furent soumis quantité de ces expériences, et qui acceptèrent d’y croire, ce qui nous permet d’être réunis aujourd’hui.
Saluons Nadar. Certes pour son œuvre considérable constituée des portraits inoubliables de Delacroix, Wagner, Berlioz ou Baudelaire, réalisés dans les années 1850/60, mais aussi parce qu’il fut l’initiateur de la photographie en lumière artificielle et le père de la photographie aérienne pratiquée depuis un ballon dirigeable au-dessus de Paris en 1866, et dont mon collègue et désormais confrère Yann Arthus-Bertrand est aujourd’hui reconnu comme un des maîtres. Ce qui me touche chez Nadar, c’est son engagement auprès des peintres, car il fut le premier à exposer les impressionnistes dans son atelier de photographe.
Les relations entre peinture et photographie sont multiples : Eugène Atget, praticien discret et modeste était le fournisseur de beaucoup d’artistes. Ses vues de Paris, des petits métiers, des jardins, des statues, étaient très utiles à leurs pratiques. Il eut comme admirateurs Man Ray et Bérénice Abbott ; elle devait devenir une grande dame de la photographie américaine et s’acharna à le faire connaître en France. Elle l’appelait le Balzac de la caméra. Ce fut le Museum of Modern Art de New York, en la personne de John Szarkowski, qui s’intéressa à son travail, et produisit expositions et catalogues faisant désormais référence. Il se passionna aussi pour un photographe entre parenthèses, connu comme peintre, Jacques Henri Lartigue, que lui révéla Richard Avedon lorsqu’il découvrit ses albums intimes.
Au début du XXème siècle, deux photographes : Steichen et Stieglitz ont été les premiers à présenter les œuvres de Braque et de Picasso dans leur Galerie de New York, perpétuant l’innovation de Nadar.
Cette relation avec les peintres et les sculpteurs n’a cessé de s’exprimer au fil du temps. Le français Marey fit une série de photographies d’un cheval au galop en 1877, et pût ainsi prouver aux observateurs, dont les peintres, que leur interprétation était fausse ; voulant relever le défi, un riche américain de San Francisco demanda à Muybridge de reproduire l’expérience. Le résultat étant identique, il s’inclina et publia ses travaux. On sait l’importance qu’ont jouées les planches des animaux et des humains en mouvement, dans l’œuvre de Francis Bacon et de notre confrère Vladimir Vélickovic. Au tournant du siècle Steichen photographie Rodin et ses œuvres, en particulier sa très controversée sculpture de Balzac. L’illustre sculpteur était émerveillé par ces prises de vues faites la nuit durant de très longues poses et affirma « Grâce à cette photographie, les gens comprendront mieux mon Balzac ».
Dans le même temps, le procédé « au charbon » attirait les photographes pictorialistes, car ils tendaient à rapprocher la matière photographique de la peinture. Robert Demachy était un adepte de ce genre de tirages que son ami Fresson avait perfectionné pour lui. Le procédé amélioré est toujours utilisé par ses descendants dans leur atelier de Savigny-sur-Orge.
Mais le monde bouge, la guerre éclate, les photographes sont une fois encore sur les lieux de combats comme le furent pendant la guerre de sécession aux Etats-Unis, Fenton et Brady. Ils parcouraient les champs de bataille, préparant leurs plaques avec le collodion humide sur les lieux mêmes des combats et faisaient porter à cheval leurs épreuves aux politiques siégeant à Washington. Et c’est en voyant leurs frères morts sur les talus, que ces messieurs décidèrent de mettre fin à cette guerre. Dans un tout autre domaine, les photographes de l’Ouest fixaient les paysages, avec leurs grandes chambres en bois, le rigoriste O’Sullivan et l’artiste de la caméra Watkins faisaient prendre conscience au public de la beauté de la nature et c’est alors que naquirent ces fameux parcs nationaux.
Au début des années 20, peu après la révolution d’octobre 1917 en Russie, deux hommes vont bouleverser le cours des choses. Edward Weston installé à Los Angeles pratique la photographie pictorialiste avec succès.Il part à Mexico avec sa compagne ,excellente photographe , Tina Modotti, rejoindre l’intelligenzia communiste dominée par Diego Rivera, et sa femme Frida Kahlo pour photographier des objets simples, poteries mexicaines, jouets artisanaux, voire la cuvette des WC. Ses images bouleversent ses nouveaux amis. De retour à Los Angeles, brûlant ses négatifs antérieurs, il s’attache à photographier des légumes et des coquillages, qui créent une rupture totale avec le pictorialisme. La netteté est de rigueur, un cadrage simple, un constat sublimé, la lumière à sa plus haute note en particulier dans un artichaut coupé en deux ou un poivron aussi sensuel que les nus de sa femme Charis qu’il photographie dans les dunes océaniques. Il crée avec Ansel Adams le groupe F64. 64 s’avère être la plus petite ouverture de diaphragme connue et donne de ce fait une netteté absolue à toutes les distances.
A l’Est, Man Ray quitte Philadelphie pour rejoindre, à Paris, le groupe surréaliste dominé par le peintre Max Ernst, le graveur et photographe Bellmer, le poète Paul Eluard, l’écrivain, gourou du groupe, André Breton. Il y trouve un terrain propice à la conduite de ses expériences, en utilisant l’effet Sabatier, dit solarisation, qui donne un contour noir aux portraits ; sans l’aide de la caméra, il crée aussi ce qu’il appellera les rayogrammes, avec des objets posés directement sur le papier sensible. Ces deux artistes, utilisent peu leur agrandisseur , Weston tire ses épreuves par contact direct, d’abord sur le toit de sa maison mexicaine selon la technique en vogue des tirages au platinum-palladium, sous le soleil , puis en Californie sur papier aux sels d’argent. Aujourd’hui les épreuves de ces deux novateurs sont parmi les plus recherchées. A la même époque le russe Rodchenko se fait le champion de « la nouvelle photographie » qui débouchera sur « le constructivisme ». « A bas l’Art ! Vive la technique ! » affirme-t’il, bientôt suivi par le hongrois Moholy-Nagy, un des maîtres du Bahaus dirigé par Walter Gropius à Weimar, dont les vues du Pont Transbordeur de Marseille en 1929 résument son esthétique constructiviste.
Entre temps Oscar Barmack met au point en 1925, en Allemagne, un appareil qui va simplifier la vie des photographes, c’est le Leica. Il permet d’utiliser une pellicule de 36 vues, et surtout, il est petit, bien plus léger que toutes ces chambres en bois dont on s’efforçait de réduire le format d’année en année. Il donne un négatif de forme rectangulaire, de 24 par 36 millimètres, et va très vite être adopté notamment par les reporters, en tête desquels Henri Cartier-Bresson, qui revient du Mexique en 1932, où il a élaboré ses premiers chefs d’œuvre après avoir pratiqué la peinture avec André Lhote, pendant deux ans.
Cet appareil est en concurrence avec le Rolleiflex, qu’une firme française tentera d’imiter sous le nom de Semflex. De format carré, il a été utilisé par toute une génération de photographes.
On n’imagine pas le pouvoir de l’appareil photographique : la ville de Wetzlar où était fabriqué le Leica fut épargnée durant la guerre, parce que le général américain qui aurait du donner l’ordre du bombardement en était un fervent adepte et ne voulait pas qu’on détruise les usines de sa fabrication.
A Paris se retrouvent quantité d’émigrés, qui photographient sans relâche. La revue VU publiera les plus belles images de Kertesz le hongrois, Brassaï le transylvain, et le français Emmanuel Sougez, dans des mises en pages qui sont restées un modèle du genre. Aux USA c’est la revue LIFE qui s’attache la collaboration des plus grands photographes : Margaret Bourke-White, Dorothy Lange, William Eugene Smith, Edward Steichen, qui deviendra, après avoir été enrôlé comme photographe aux armées, le conservateur en chef du département de photographie au Museum of Modern Art de New York. Les photographes étaient enfin reconnus comme artistes à part entière, et je dois dire que mon étonnement fut immense lorsque visitant pour la première fois ce Musée mythique, en 1961, j’ai vu qu’il fallait traverser les salles de photographie pour aller admirer Guernica, confié par Picasso à ce Musée ; on notera d’ailleurs que cette toile est peinte en camaïeu de gris, noir et beige, semblable aux reproductions photographiques dans les quotidiens d’information.
La photographie n’est toujours pas officiellement collectionnée en France, bien qu’il existât des archives exceptionnelles notamment à la Société Française de Photographie, au Musée Carnavalet et, reconnaissons-le à l’Institut de France, ici-même, qui en détient 40.000 parmi lesquelles de somptueuses épreuves de Gustave le Gray, Marville, Baldus, des frères Bisson, de Nadar, de Maxime du Camp (le compagnon de voyage de Gustave Flaubert), qui firent l’objet d’une exposition intitulée « Eclats d’histoire » au musée Marmottan, en 2004. Nul doute que nous l’enrichirons d’œuvres contemporaines, sachant que l’Académie gère la Casa de Velazquez à Madrid où plusieurs pensionnaires sont des photographes. D’ailleurs l’Académie octroie pour la première fois cette année un Prix de Photographie. Mais seule la Bibliothèque Nationale tentait de constituer une véritable collection, de façon parfois empirique, et je me souviens que Jean Adhémar, le responsable du département, se cachait presque pour acheter les photographies de son temps, bien vite imité par l’infatigable Lemagny que j’ai vu lui-même payer des œuvres de sa poche pour enrichir les collections nationales.
En revenant de New York en 1961 j’ai convaincu l’ami Rouquette conservateur des Musées d’Arles d’ouvrir une salle à la photographie dans le Musée Réattu. « Pour créer un département de photographie il nous faut une collection » me dit-il. Qu’à cela ne tienne ! J’écrivis à 40 photographes que j’admirais particulièrement et très vite tous répondirent avec enthousiasme en nous offrant des tirages . Aujourd’hui et grâce à l’opiniâtreté de Michèle Moutashar, la collection du Réattu, est riche de 4500 œuvres, dont un bel ensemble d’Edward Weston, de Man Ray, Brassaï, Ansel Adams, Doisneau, Dieuzaide, et elle peut désormais acheter quelques œuvres récentes. Car je me souviens de Steichen se plaignant toujours et me disant « Quand je demande 10000 dollars pour acquérir des photographies on me répond toujours NON, mais pour acheter des millions une toile de Van Gogh ou de Matisse ils trouvent les fonds tout de suite ». En 1959 Steichen achetait les tirages des plus grands comme des inconnus à 10 dollars l’unité. J’ai été stupéfait d’apprendre que dans nos collections arlésiennes, une épreuve de Weston, était désormais estimée dix fois plus qu’un dessin original de Picasso ! Lequel disait dans sa jeunesse, (mais était-ce une boutade) « Maintenant que la photographie existe, je peux mourir ». Je retiendrai de lui ces confidences faîtes à Brassaï et que celui-ci rapporte dans son livre « Conversations avec Picasso » : « La photographie est arrivée à point nommé pour libérer la peinture de toute littérature, de l’anecdote et même du sujet… en tout cas un certain aspect du sujet appartient désormais au domaine de la photographie… les peintres ne devraient-ils pas profiter de leur liberté reconquise pour faire autre chose ? ».
Si aujourd’hui des artistes comme Fromanger, Estes ou Blackwell continuent d’utiliser la photographie pour peindre, Peter Klasen mène une double vie de peintre, et de photographe, le sculpteur Bernar Venet a célébré le noir dans ses photographies, le peintre Ernest Pignon-Ernest les a affichées sur les murs de Paris et de Venise, et le regretté Arman, nous a livré ses expériences au Musée Réattu. Souvenons-nous de Degas, photographe et peintre, d’Utrillo peignant d’après des cartes postales, de Salvador Dali qui disait à Jean Cocteau (qui me l’a confié) « Leonard (de Vinci) ne besognait que d’après des photographies » !
La photographie n’est donc pas la propriété des seuls photographes. Gordon Parks était aussi compositeur de musique, auteur de films ; Frédéric Sommer a même élaboré des compositions musicales photographiques qui furent jouées par des quatuors, Pascal Kern a photographié ses propres sculptures. Je songe à ces écrivains adeptes de l’objectif : Hervé Guibert, Claude Simon, Jean Baudrillard, notre confrère Marc Fumaroli et même Michel Tournier. L’univers de la mode est riche d’un étroit échange du même ordre, Richard Avedon pour le film « Funny Face » en est un bel exemple alors que Cecil Beaton, monta lui-même décors et costumes de « My fair Lady » et de « Gigi ». D’autres comme William Klein, Brassaï, Agnès Varda et Cartier-Bresson ont aussi tenté avec succès l’aventure cinématographique, quant à Karl Lagerfeld, il photographie ses propres créations. Le nom de Roland Barthes nous vient en mémoire, bien qu’il ne soit pas photographe, ses écrits sur ce médium ont eu tellement d’importance, et dois-je l’avouer humblement, le rôle éminent qu’il joua lors de ma soutenance de thèse à l’Université de Provence fut si encourageant, qu’il a sa place dans ce Panthéon, ne serait-ce que pour avoir comparé la photographie aux Haïkus de la poésie japonaise.
Dans les années 80, David Hockney nous prend tous de court en réalisant à l’aide d’un appareil Polaroïd des composites extrêmement complexes de paysages, de portraits, qu’il perfectionnera plus tard avec la caméra classique. Chuck Close, se servit du seul appareil Polaroïd de dimension humaine, en réalisant son autoportrait à l’aide de 9 épreuves géantes. Karel Appel utilisa pendant une période de sa vie le Polaroïd 50 x 60 cm pour réaliser des « photo-sculptures » assemblées avec des cordes. Rauschenberg effectuera le plus grand tirage de l’histoire, qui mesurait 100 yards et il fallut fabriquer une tireuse spéciale pour le réaliser d’un seul tenant, et que dire de Georges Rousse qui mêle peinture et photographie dans une même restructuration in situ ? Mais à côté des stars de la peinture qui utilisent la photographie, il y a celle dite « vernaculaire » des anonymes, que les collectionneurs ont acheté sur les marchés aux puces et ont élevé, comme l’aurait dit Cocteau « à la dignité de servir ».
Nous, les photographes, sommes conscients aujourd’hui de la possible disparition de notre outil premier : le papier, déjà les hologrammes considérés comme la photographie en relief, nous ont alertés. C’est le triomphe du numérique et des tirages au laser ou aux jets d’encre avec des garanties de pérennité plus ou moins discutables. Sans nul doute les mêmes progrès accomplis au XIXème siècle à pas lents, le seront aujourd’hui pour obtenir des tirages de qualité à partir d’images prises avec un appareil numérique ou même avec le téléphone portable, voire avec les inventions à venir dont je prédis la plus stupéfiante : après avoir placé dans notre corps je ne sais quelle puce électronique un seul clignement d’yeux et la photo sera prise !
Chers confrères de l’Académie des Sciences, tenez-vous prêts !
Lorsque j’étais au Lycée Mistral de ma ville natale, les magazines comme Playboy n’existaient pas et nous nous contentions de revues naturistes qui montraient des photographies d’hommes ou de femmes entièrement nus face à l’objectif mais totalement asexués !
Cela me semblait une injure à la personne humaine et je promis à mes camarades de tenter dès que possible des photographies de NU et… de TOUT montrer. Ce que j’entamais un peu plus tard. Il est à remarquer que peintres, sculpteurs, graveurs, pouvaient montrer le sexe de l’homme ou de la femme, tandis que les photographes n’en avaient pas le droit ! Lorsque je fis mes premiers nus, il y avait en Camargue une brigade de répression du naturisme qui sévissait sur nos plages, et je dus me mettre sous la protection du sous-préfet pour être assuré de ne pas aller en prison, ni de voir mes modèles inquiétées. Ces photographies parurent en illustration de poèmes de Paul Eluard et mon éditeur espérait bien la saisie du livre pour accéder à la publicité. Mais rien ne vint, jusqu’à ce que l’on apprenne l’existence d’un jugement qui stipulait : je cite : « là où il y a la tête il ne faut pas le poil et là où il y a le poil il ne faut pas la tête » ! J’étais sauvé, car je ne saisissais jamais les visages de ces charmantes collaboratrices !
Mes travaux des dernières années m’ont amené à aller souvent dans les Musées qui détiennent des oeuvres du XIVème au XVIIIème siècle, afin d’entreprendre des surimpressions de tauromachies ou de nus avec des fragments de tableaux. Et vient cette question capitale : Si le Christ n’avait pas été crucifié, qu’y aurait-il sur les murs, les Musées seraient vides ? Il est frappant de voir dans les œuvres peintes sur ce thème des situations tragiques exacerbées par l’auteur grâce aux personnes qui devaient poser pour représenter entre autres la souffrance de la Vierge Marie ou le désespoir de Marie Madeleine. Récemment est parue dans le Monde 2 la photographie de Scout Tufankjian, montrant une famille de Gaza pleurant la mort d’un des leurs. Plus de recul comme dans ces tableaux du XIVème siècle qui ne font qu’interpréter les Evangiles, ici, c’est de l’instant même qu’on témoigne. Et cette composition peut être rapprochée des plus tragiques pietàs, l’attitude, l’expression, la composition sont identiques.
Acceptera-t-on enfin d’accrocher cette bouleversante image à côté des tableaux mythiques de Botticelli, Crivelli ou Grünewald ? Ce serait pourtant dans la continuité de notre histoire.
Voilà donc une bataille à mener encore, mes chers confrères.
François Arago écrivait dans son rapport de janvier 1839 « Il serait certainement hasardeux d’affirmer que les couleurs naturelles des objets ne seront jamais reproduites dans les images photogéniques ». La couleur sera expérimentée et menée à bien par Charles Cros, poète et physicien qui en 1869 invente un procédé de trichromie en même temps que Louis Ducos du Hauron : et depuis cette date, les recherches pour obtenir des photographies en couleur n’ont cessé de se poursuivre jusqu’à aujourd’hui avec les procédés électroniques et notamment les jets d’encre. Charles Cros mourut jeune en 1888, et ce sont les frères Lumière, qui en 1895, concrétisèrent ces premières recherches en mettant au point un procédé appelé « autochrome Lumière » dont l’élément déterminant était … la fécule de pomme de terre. On sait le rôle éminent qu’ont joué ces deux frères si étroitement associés, et votre serviteur a longtemps tiré ses premières images en noir et blanc sur ce merveilleux papier aux sels d’argent appelé « Lumière Elysée ». Un jour pourtant, les héritiers revendirent cette marque mondialement connue, qui devint propriété de la Société Ilford en Angleterre. Le nom doublement magique de « lumière » s’éteignait. Je me souviens d’avoir écrit au Ministre de l’Industrie pour dire mon indignation d’avoir laissé disparaître un nom si beau, si riche d’enseignements, LUMIERE ! Ecriture avec la lumière ! Nous perdions notre identité !
Mais l’art dans tout cela ? C’est à Albert Camus que je me réfère lorsqu’il affirme en 1957 « …si les formes ne sont rien sans la lumière du monde, elles ajoutent à leur tour à cette lumière ».Et John Szarkowski d’affirmer : « Le photographe découvrit que ses images pouvaient révéler, non seulement la clarté, mais aussi l’obscurité des choses, et que ces photos mystérieuses et évasives pouvaient à leur manière, paraître ordonnées et porteuses de sens ». Christian Gattinoni, professeur à l’Ecole Nationale Supérieure de Photographie d’Arles, dans un récent ouvrage écrit : « Pratique impure, la Photographie s’acoquine avec les arts plastiques comme avec le spectacle vivant pour documenter nos légendes individuelles et collectives ».
Pourquoi introduire la photographie dans cette illustre Académie ? Il est vrai qu’au début des recherches, seuls comptaient les résultats tangibles et on se souciait fort peu du résultat artistique. La première photographie, obtenue par Nicéphore Niepce des toits de Chalon sur Saône, ne se trouve pas dans les collections françaises, Helmuth Gernsheim, ayant vainement essayé de la vendre à notre pays. Elle fait partie des collections de l’Université d’Austin au Texas où on peut la voir en soulevant discrètement un petit rideau sous lequel elle se cache … à l’abri de la lumière. De là à évoquer un certain tableau de Courbet sur l’origine du monde et la façon dont il était caché… Ah! Ces troublantes origines !
Serait-ce la « beauté à faire peur » dont parle Jean Cocteau ? Cette image est désormais une icône qui participe de l’histoire de l’Art, et nous en arrivons aux épreuves récentes de Richard Prince qui, re-photographiant une célèbre affiche publicitaire d’une marque de cigarettes utilisant les cow-boys dans des paysages sauvages, redonne à l’image initiale sa liberté d’expression.
Il serait trop long d’évoquer ici toutes les écoles de photographie, Retenons « le moment décisif » cher à Cartier-Bresson et « la photographie subjective » d’Otto Steinert dans l’Allemagne des années 50, qui ont chacun marqué le milieu du siècle, suivis plus tard par les installations de Sophie Calle et de Boltanski, pour en arriver à l’Ecole de Düsseldorf, où le couple Becher a formé une pléiade d’artistes-photographes dominée par Andreas Gurski, que prolonge en France Stéphane Couturier, ainsi que l’Ecole de Vancouver fortement représentée par Jeff Wall. Permettez moi de célébrer ici l’Ecole Nationale Supèrieure de Photographie d’Arles , fille légitime des Rencontres de la Photographie fondées en I969 , qui fit partie des Grands Projets du Président Mitterand. Elle est devenue depuis peu sous la direction de Patrick Talbot , un Etablissement Public . Depuis plus de 20 ans , chaque année 20 à 25 élèves , de France et de l’étranger , en sortent diplomés. Elle aménagera prochainement dans le nouveau Centre Européen de l’Image et du son , cher à Michel Vauzelle qui l’a inauguré la semaine dernière avec le Maire d’Arles , sur le site des anciens ateliers SNCF , que l’on devait au poète et homme d’Etat Lamartine , lors de sa campagne électorale , peu après la naissance de la Photographie .
Il est toutefois une spécialité qui retient notre attention c’est celle des reporters, ceux de la rue mais aussi de la guerre. Les images de Robert -Bob- Capa, fondateur avec Cartier-Bresson de l’agence Magnum en 1947, sont sans doute les plus célèbres et les plus controversées : celle du soldat blessé à la guerre d’Espagne que l’on a dit « truquée » et celles du débarquement allié qui faillirent être perdues à jamais par la faute du laborantin faisant une erreur de développement et du coup leur a donné une aura mythique. Ces photographies utilitaires, des chefs d’œuvre du genre, sont devenues des chefs d’œuvre tout court. On sait que Bob Capa perdit la vie au cours d’une mission au Vietnam, comme Gilles Caron devait disparaître au Cambodge des années plus tard. Et je songe avec terreur que si cette invention était née plus tôt, qui sait s’ils n’auraient pas été brûlés vifs sur la place publique, comme les sorciers qu’on traînait au bûcher ! Mais d’autres perdurent, Dieu merci ! Distinguons : William Klein, Christine Spengler, Salgado, Don Mc Cullin, Depardon, Natchwey et Luc Delahaye.
Je n’ai pas été choisi par mes pairs, mais par mes maîtres ou leurs descendants en peinture, sculpture, gravure, cinématographe, mode, musique, et je les en remercie une fois encore. Les seuls photographes qui m’encouragèrent dans ma jeunesse furent Izis, dont je salue la mémoire, et Agnès Varda.
Ma chance fut de pouvoir séjourner pendant une semaine, à l’âge de 22 ans, dans un « Château des merveilles » situé près du Pont du Gard : Douglas Cooper historien d’art et collectionneur, m’en confiait la garde pendant qu’il s’en allait sélectionner des dessins inédits chez Picasso. J’eus ainsi le privilège de vivre au milieu d’une collection de tableaux cubistes unique au monde, complétée d’œuvres de Miro, Paul Klee et Nicolas de Staël, de sculptures de César et d’Auguste Renoir, de découvrir des livres illustrés d’estampes de la plupart de ces maîtres, d’écouter les compositions musicales de cette époque révolutionnaire , vivre dans une architecture baroque et de m’être aventuré sur l’un des plus fameux monuments romains. Bref, vous l’aurez compris, le destin me replace 50 ans plus tard dans ce « Palais des merveilles » qu’est l’Institut, je retrouve cette famille de cœur que j’avais découverte en Provence, et me voici au bord de la Seine plus calme que le Rhône et le Gardon, mais témoin de tant de siècles d’histoire. Dans l’un de ses poèmes Saint John Perse nous lance « Grand Age nous voici, prenez la mesure du cœur d’homme ». Le paraphrasant j’ai envie de dire : Grand Age nous voici, prenez mesure de cette merveilleuse découverte et laissez entrer avec nous les chantres de cet Art. Pardonnez-moi chers confrères de vouloir pousser ces illustres colonnes, faire ouvrir bien grande cette porte face au Pont des Arts, le bien nommé, car nous serons nombreux je l’espère, à entrer sous cette coupole et nous vous remercions de nous y accueillir.
Lucien Clergue, 3 0ctobre 2007